Une tentative d’historicisation de la formation intellectuelle du philosophe.
Nicolas Chevassus-au-Louis
L'Humanité, 24/04/2006
Peut-on expliquer scientifiquement comment l’on devient un penseur, « un individu capable de concilier, avec une perspective propre, des mondes théoriques différents » ? C’est à cette tâche que s’attelle un jeune sociologue et philosophe espagnol, José Luis Moreno Pestaña, qui se propose de comprendre comment « Foucault est devenu Foucault », soit en retraçant le début de sa carrière et en analysant ces textes de jeunesse qui précédèrent l’Histoire de la folie à l’âge classique, sa première grande oeuvre parue en 1961.
Dans la lignée du Bourdieu de l’Esquisse d’une auto-analyse ou du récent livre de Fabienne Federini sur les philosophes engagés dans la résistance armée (l’Humanité du 11 avril), il s’agit ici d’éprouver la capacité de la sociologie à rendre compte des trajectoires atypiques. Projet ambitieux, donc, mais profondément novateur et stimulant dès lors qu’il ne s’agit pas de « dénigrer un grand philosophe », mais « tout au contraire de montrer ce qu’il lui en coûta et, bien sûr aussi, ce qui lui facilita la tâche ». Dans cette seconde catégorie, Pestaña relève à juste titre la mobilisation du « capital familial » pour guider et soutenir le jeune Foucault, issu d’une famille de notables (médecins et philosophes) de province, dans sa trajectoire scolaire qui le conduira jusqu’à l’École normale supérieure. Mais c’est sans doute dans la description de ce qu’il « en coûta » à Foucault de devenir Foucault que le livre se montre le plus original. Pestaña décrit ici avec érudition (qui rend parfois la lecture peu aisée si l’on ne connaît pas en détail la vie intellectuelle française de cette période) « l’espace des possibles » s’ouvrant à un jeune normalien de la fin des années quarante confronté à la nécessité impérieuse de se distinguer de ses pairs. Hanté par ce « stigmate invisible » qu’est son homosexualité, ayant connu la psychologie et la maladie mentale comme « une expérience personnelle avant de devenir un objet d’analyse intellectuelle », Foucault parvient à frayer son propre chemin entre les différents marxismes, y compris les plus staliniens, et Nietzsche, entre la jeune psychologie scientifique et la phénoménologie alors en vogue, et enfin entre la tradition rationaliste portée par Bachelard et Canguilhem et la psychanalyse, jusqu’à trouver dans la maladie mentale « cet objet d’investigation » qui lui offrira « une manière de conquérir la maîtrise théorique d’un malaise vital ».
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