À propos de la thèse “Beauté, classe sociale et empowerment (« empotentiation »). Les jeunes femmes de classes populaires dans les élections de Miss en Normandie"
(J’ai participé le 7 décembre
de 2015 dans le jury de thèse de Camille
Couvry, dont le dirécteur était le professeur Michalis Lianos. Voici mon intérvention. Je remercie
la présidente du Jury Delphine Serre de la correction du texte en Français)
La thèse
de Camille Couvry propose un travail sociologique réussi sur les concours de
Miss. Elle offre plusieurs apports à la connaissance du sujet qui se situe au
carrefour des rapports de classe, de genre mais aussi, et c’est très important,
des rapports de domination internationale. La thèse aborde un sujet avec des
fortes implications sociologiques mais aussi politiques car, comme Camille
Couvry le montre, il existe une différence entre la vision des femmes impliquées
– qui trouvent libérateurs leurs engagements comme Miss – et un certain
discours féministe très répandu qui voient dans les concours de Miss un
paradigme de l’aliénation des femmes. Ce sont des problèmes politiques qui sont
aussi au cœur d’autres théorisations de l’importance sociologique du corps et
de la beauté comme celle de Catherine Hakim.
Au
niveau des rapports de classe, la thèse nous propose une sociologie des
rapports de genre dans les classes populaires et la petite bourgeoisie ;
au niveau du genre elle formule son questionnement à partir de la théorie de l’empowerment à travers la beauté (avec des points
communs avec celle de Catherine Hakim dans Erotic capital) et, sur les rapports de
domination internationale, la thèse propose une description des formes de
autonomie et d’hétéronomie sans ignorer ni les différences de ressources entre
les agents, ni les manières d’établir un espace relativement libéré des modèles
hégémoniques.
Je
considère comme évidentes la qualité ethnographique de la thèse, sa puissance
sociologique et la réflexivité avec laquelle Camille Couvry a mené la
recherche. Toute cette qualité est en rapport avec une approche historique et
théorique capable de cadrer les questions pertinentes. La thèse montre comment
les concours de beauté ont une longue histoire avec des signifiés politique
divers. La tradition d’élections des beautés populaires – parfois pour célébrer
l’esprit républicain : Je ajoute aussi que dans les années 1950 le Parti
Communiste Italien organisait des concours de beauté (voir l’ouvrage
remarquable de Juan José Gómez) –
sera peu à peu concurrencée par des concours de beautés professionnels. Cela
suppose des phénomènes de standardisation (propriétés physiques et création d’un
certain circuit) et d’élimination des particularités locales et des modèles non
conformes à la norme. Mais il reste toujours quelque chose qui se conserve :
le contrôle de la conversation de la beauté comme une ressource, un atout « pur ».
Il doit toujours composer avec les ressources culturelles, des propriétés de
représentation collective, et des règles de bienséance et de pudeur. Peu à peu,
l’exhibition du corps féminin joue un rôle plus important mais sans jamais
renoncer à l’incarnation de quelque chose qui va au-delà de la beauté. Le corps
ne joue jamais dans des marchés où il est la valeur exclusive. Cela me semble
important à l’encontre de thèses comme celle d’Eva Illouz concernant l’existence
d’une sorte de marchés corporels purs (par exemple dans Pourquoi
l’amour fait mal ?).
Camille Couvry prend cette question au sérieux. La thèse nous montre des formes de beauté toujours
enracinées dans des territoires et des cultures mais aussi orientées par des
modèles hiérarchiques. Ces modèles ont tendance à les unifier comme si une sorte d’étalon-or
agissait : un processus de normalisation est mis en place et des mesures sont
construites autour du rapport taille/poids (p. 84) et de certains prototypes
ethniques. Bien qu’il puisse exister des corrections à intégrer aux modèles
(ainsi des marques ethniques des femmes de l’Inde), ils ont besoin d’intégrer
le standard dominant. Les différents cadres de beauté peuvent contrecarrer
partiellement le prototype hégémonique mais sans jamais détruire sa prévalence :
ainsi une Miss Zimbaoué vaudra toujours moins qu’une Miss Amérique (voir aussi
l’exemple de la Thaïlande). En tout cas, il existe des voies de contestation
des patrons hégémoniques : par exemple avec le concours des femmes
musulmanes. Enfin, la disponibilité technique du corps – cf. les techniques de
chirurgie - a ouvert une voie importante à l’incorporation des modèles
dominants.
Malgré
cette tendance, jamais complète, la beauté se présente comme quelque chose de
plus profond lié à des compétences qui seraient en rapport de contiguïté. La
respectabilité peut se décliner de plusieurs façons : contrôle de la
sexualité des Miss et de leur procréation (p. 104), bourses d’études pour
ennoblir le concours....
Pour
engager la discussion, me souhaite me concentrer sur la question du rapport
entre la théorie et les données. On ne peut pas discuter l’existence d’un cadre
global de domination même s’il permet – comme tout cadre global d’ailleurs –
des formes de liberté en son sein. Toute structure assure des formes de
compensation pour ceux qui acceptent ses normes. Mais cette acceptation peut
les empêcher d’avoir des objectifs à la marge de ces structuresJe pense qu’on peut ainsi trancher
certains dilemmes théoriques qui se posent dans la thèse. On ne peut pas
contester que la beauté sert de mode de mobilité sociale et peut donner des
pouvoirs aux femmes. On ne peut pas discuter non plus du fait que la beauté
puisse libérer les femmes des univers centrés sur le mariage et l’enfermement
dans la maison. Sans aucun doute, la valorisation capitaliste du corps féminin
est plus libératrice que la gestion presque féodale du lignage féminin et un
marché des corps plus « ouvert » peut offrir plus de possibilités que
la gestion patriarcale d’une famille en Inde. Mais je crois que tous les
groupes dominés ont des vertus assignées. Elles sont, comme le soulignait
Pierre Bourdieu, ambiguës (cela vaut pour la force prolétaire ou la beauté féminine)
et peuvent glisser très vite des louanges au stigmate. En outre, les ressources
avec lesquelles se jouent les possibilités des dominés limitent aussi leurs
options : le temps investi pour leur corps signifie moins de temps pour la
lecture, les études, la politique, autant d’activités qui pourraient donner accès
à d’ autres milieux. Bien sûr l’accès à la politique peut se faire à partir de
la beauté, mais pas de la même manière que si on le fait par le militantisme…
Je passe
à une deuxième interrogation Toujours sur le plan théorique, il semble que
certaines possibilités n’ont pas été exploitées pour organiser logiquement les
données produites au cours de l’enquête. Ainsi, par rapport à la possibilité d’un
Capital Erotique (selon la théorisation de Catherine Hakim), les concours des
Miss apparaissent comme un processus d’institutionnalisation. On pourrait
utiliser l’analyse des composantes dudit capital pour voir quelles dimensions
du capital corporel sont travaillées. On travaille la grâce, l’élégance, mais
aussi la manière de s’habiller, l’identité, le relationnel. Pour utiliser des analogies avec les états
du capital culturel, on dirait qu’on travaille des dimensions incorporées du capital
érotique mais aussi les produits de beauté et les vêtements (on pourrait dire,
un capital érotique objectivé) avec l’objectif d’arriver à un titre (un capital
érotique institutionnalisé). Ça aurait aidé à préciser les apports de la thèse
grâce à un lien plus étroit entre les données empiriques, riches et détaillées
et le cadre théorique.
Quoiqu’il
en soit, je reconnaît l’existence de développements théoriques très sérieux liés
au travail de terrain. Par exemple celui consacré aux types d’emploi rendus
accessibles, selon le croisement du niveau de professionnalisation et la
reconnaissance explicite de la beauté. Le cas de la beauté implicite est
particulièrement intéressant pour : la beauté joue un rôle même s’il n’est
pas reconnu c'est-à-dire, qu’il s’agit d’un capital qui doit s’associer à d’autres
capitaux pour pouvoir agir sans que l’individu perde sa légitimité. Il reste à
analyser comment la beauté peut jouer ce rôle dans le journalisme ou les petits
boulots, ce qui supposerait une étude des conditions d’exercice du métier qui
mettent en valeur la beauté (ou telle dimension de la beauté). Il faudrait
explorer les transformations techniques du métier de journaliste et aussi la
composition des petits boulots qui permettent de faire valoir la beauté – telle
qu’elle était définie par les concours mais qui peut être en discordance avec d’autres
formes de bien paraître mobilisées dans le cadre du travail. Ce dernier point
exigerait une analyse de la production compétences des travailleuses et des
formes de définition de ce que Marx appelait le « capital variable ».
Une désagrégation des composantes de la beauté (au niveau du corps, du capital
culturel objectivé, des composants techniques du travail) aiderait à voir en
quoi la beauté peut – ou non – jouer un rôle et, dans quelles conditions.
Ces remarques n’enlèvent
rien à la valeur de ce travail méthodique, informé théoriquement et qui montre
la grande compétence pour l’enquête de Camille Couvry.
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