(Publié dans l'Abécédaire de Pierre Bourdieu, Paris, Les Editions Sils Maria / Vrin, 2006)
Merleau-Ponty a joué un rôle considérable pendant les années de formation de Bourdieu. Un rôle institutionnel d’abord : Merleau-Ponty faisait partie du jury d’accès à l’École Normale Supérieure. Un rôle intellectuel ensuite : Merleau-Ponty occupait une place particulière dans l’espace de la phénoménologie. Il proposait une analyse serrée des progrès des sciences humaines, à partir d’information de première main sur la psychologie et la biologie. De plus, il se démarquait de toutes les versions de la phénoménologie, comme celle de Sartre, qui défendait la subordination des sciences de l’homme à la philosophie. Enfin, il s’investissait dans le débat politique en utilisant de façon créative des outils philosophiques. Dans ses travaux, Bourdieu a souvent recours à Merleau-Ponty : lui emprunte sa conception du corps et une conception spécifique de l’activité pratique.
Commençons par le corps. Selon Bourdieu, le corps est organisé par les dispositions qui procèdent d’une expérience répétée de conditions d’existence déterminées. Ces dispositions sont les intermédiaires qui relient la nature à la culture. Merleau-Ponty est selon Bourdieu l’un des penseurs qui ont le mieux analysé ce rapport. Le corps, affirmait Merleau-Ponty, n’est pas un ensemble d’organes juxtaposés : il ressemble plutôt à un schème qui articule notre expérience du monde dans le temps et dans l’espace. Le corps se convertit en source première de notre sentiment
d’identité personnelle, de notre relation aux objets et de façon générale de notre expérience du monde. Ce lien intime entre le corps et le monde s’appuie sur deux thèses qui servent chacune de contrepoids tant au Scylla de l’intellectualisme qu’au Charybde du naturalisme. D’une part, le corps n’est pas une simple continuation des lois de la nature. Il est avant tout distance temporelle vis-à-vis de la nature, possibilité de s’évader de ses exigences. Cette distance temporelle permet à l’être humain de se départir de la spontanéité des animaux (dont le manque de liberté procède des conditionnements d’une nature trop forte) et de se définir à partir d’habitus propres. D’autre part, le corps n’est jamais un territoire affranchi de la nature ni un espace entièrement défini par les relations signifiantes qui organisent l’univers humain. Selon Merleau-Ponty, le corps humain est ambigu : il n’est ni le domaine du donné naturel, ni celui de la conscience, et l’on ne peut pas non plus le concevoir comme la simple addition de la nature et de la culture (l’homme serait d’un côté régulation et de l’autre liberté) : « L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels » [1]. Des tours analytiques et rhétoriques de ce genre, où « le corps n’est ni l’un, ni l’autre, mais les deux à la fois et en même temps », sont réitérés constamment dans les descriptions que Bourdieu fait des croisements entre le donné physiologique et le donné social dans le corps humain.
Nous entrons ainsi dans la description de la pratique : dans cette perspective Bourdieu s’appuie également sur la philosophie de Merleau-Ponty. Si nous acceptons que l’expérience humaine est ambiguë, on ne peut pas considérer comme pertinentes les descriptions de cette expérience qui se basent sur l’opposition entre liberté et nécessité, entre sujet libre et automate conditionné. Il y a une intelligence de l’agent qui sans être une reproduction de la mécanique physiologique, psychologique et sociale, n’est pas davantage basée sur la réflexion intellectuelle : « L’agent engagé dans la pratique connaît le monde mais d’une connaissance qui, comme l’a montré Merleau-Ponty, ne s’instaure pas dans la relation d’extériorité d’une conscience connaissante. Il le comprend en un sens trop bien, sans distance objectivante, comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou un
habitat familier » [2].
Mais, bien sûr, Bourdieu recueille l’inspiration théorique de Merleau-Ponty en la reformulant sociologiquement : l’expérience de base des sujets est conditionnée par des trajectoires de classe et de sexe, les divers modes de réflexivité dépendent de la capacité des individus à s’affranchir de la nécessité, la relation temporelle est issue des expériences différenciés que les agents font du monde social et de leurs anticipations diverses de l’avenir. L’agent humain incorporé reproduit et crée la prose d’un monde, mais pas celle d’un monde quelconque : c’est au contraire celle d’un monde traversé par les inégalités et la domination. Ainsi, l’ontologie renonce à son auguste généralité et gagne en pertinence empirique, peut-être même simplement en véracité: « À la vision dualiste qui ne veut connaître que l’acte de conscience transparent à lui-même ou la chose déterminée en extériorité, il faut donc opposer la logique réelle de l’action qui met en présence deux objectivations de l’histoire, l’objectivation dans les corps et l’objectivation dans les institutions ou, ce qui revient au même, deux états du capital, objectivé et incorporé, par lesquels s’instaure une distance à l’égard de la nécessité et ses urgences » [3].
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[1] M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 117.
[2] P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 170.
[3] P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 95.
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